Analyse de la pratique

Je commencerai par analyser les résultats des évaluations finales ( voir les figures 6 et 7 ) puis je ferai le bilan de mon expérimentation.

FIONA : En phonologie, c’est l’enfant qui a le moins progressé par rapport à la première évaluation, en effet, ses scores étaient les meilleurs des quatre au départ. Au niveau des phonèmes, elle confond [t] et [d], [p] et [b], elle dépense beaucoup d’énergie pour essayer de les discriminer et tente d’utiliser les référents élaborés pendant les séances. Elle reconnaît quelques graphèmes mais elle a besoin de réactivations fréquentes. Elle maîtrise beaucoup mieux les compétences qui concernent la conceptualisation de la langue. Les syllabes simples sont décodées assez aisément sauf lorsqu’il s’agit de phonèmes complexes : " lou " est lu " lo ", par exemple. Les syllabes complexes posent de gros problèmes. Les mots de l’item 7 sont décodés avec aide : je segmente les syllabes. Fiona est assez passive, même dans un petit groupe elle doit être sollicitée pour participer.

SARAH : Elle a beaucoup progressé en phonologie, à l’oral, elle parvient à fusionner des phonèmes pour fabriquer des syllabes simples, elle peut mémoriser des comptines rapidement, elle est plus active cognitivement. Son comportement durant les séances a beaucoup changé : elle tente d’aider ses camarades, de leur donner des stratégies de découverte, d’expliciter ses propres démarches. Elle exprime ses prises de conscience : " avec des lettres on fabrique des syllabes et avec les syllabes, on fabrique des mots ". Après discussion avec la maîtresse, il s’avère, par contre, que cette évolution ne s’est pas sentie en classe : Sarah, peu confiante au sein d’un grand groupe, continue à rester en retrait et ne se manifeste que très peu. De plus, lorsqu’elle aborde l’écrit, l’acte de lire semble l’inhiber : la peur de se tromper apparaît et se manifeste par des réponses à voix basse et un air très inquiet. Le décodage graphème / phonème, la fusion en syllabes puis en mots impliquent une importante charge cognitive qui " déborde " ses capacités attentionnelles. Les psychologues cognitivistes diraient qu’elle agit aux limites de sa mémoire de travail.

MIMOSA : Ses progrès sont sensibles dans tous les items réalisés (phonologie et lecture). Je pense que le " facteur émotionnel " intervient beaucoup pour elle : en effet, ses résultats et sa participation sont tributaires des conditions de travail (lorsqu’une tierce personne assiste à la séance ou lors d’une évaluation individuelle par exemple) ; elle a besoin d’être rassurée. D’autre part, les consignes sont souvent mal comprises, il faut les lui faire reformuler et donner des exemples. Elle a surtout progressé dans les compétences de décodage des syllabes et parvient à lire six mots (sur 8) de l’item 7 ; par contre, la reconnaissance orthographique des mots nouveaux n’est pas acquise. En classe, la maîtresse atteste que l’évolution est sensible, Mimosa est plus motivée, plus active.

MARYLINE : C’est elle qui a le plus progressé : elle a pratiquement réussi tous les items. Elle a commis deux erreurs en lecture : " cla " a été lu " cal " et " tra " a été lu " tar ". Elle exprime son désir d’apprendre à lire et la maîtresse confirme que Maryline a " démarré " en lecture.

Le concept de conscience phonologique permet d’expliquer un phénomène apparemment paradoxal, à savoir le fait que les enfants peuvent aisément discriminer des sons de la parole mais ont du mal à segmenter les mots en phonèmes. La différence fondamentale est que l’utilisation d’un contraste phonémique pour distinguer deux mots est faite de façon intuitive à un niveau inconscient, ce qui n’a rien de commun avec l’acte linguistique qui permet de réaliser que la différence entre ces mots est de nature phonémique. Réfléchir consciemment sur les unités phonémiques est beaucoup plus difficile pour les enfants parce qu’il n’existe aucune base physique simple pour reconnaître les phonèmes de la parole. Les enfants doivent donc prendre conscience d’une entité particulièrement abstraite. Ils doivent devenir capables de mettre en œuvre un contrôle du traitement, pour pouvoir effectuer des opérations mentales sur le produit du mécanisme cognitif responsable de la conversion du signal verbal en une séquence de phonèmes .  " En fait, ce serait les capacités métacognitives nécessaires pour l’apparition des comportements d’analyse phonologique qui constitueraient un pré-requis à l’apprentissage de la lecture. L’apparition conjointe souvent constatée des comportements métaphonologiques et des premières conduites de lecteur suggère qu’ils constituent tous deux l’actualisation des mêmes compétences et que ce qui est susceptible d’améliorer l’un devrait également améliorer l’autre ".

La question du transfert se pose, par exemple, dans le cas de Sarah. Nous avons vu que son comportement qui a beaucoup évolué au sein du groupe d’adaptation n’ a pas changé dans le groupe classe. La prise en charge en RASED modifie le comportement des apprenants (conditions expérimentales et environnement différents). Il reste que le transfert doit s’opérer dans la classe d’origine, en effet, sans celui-ci, il n’y aurait pas d’évolution du statut de l’élève en difficulté et pour le maître d’adaptation subsisterait un goût d’inachèvement du travail. Nous savons bien qu’en RASED les enfants sont aidés plus facilement, l’étayage de l’enseignant est plus facile à mettre en œuvre dans un petit groupe. Cette structure de travail permet des manipulations, des déplacements, l’utilisation de matériel plus aisé à gérer dans un grand local avec peu d’élèves. Ceux-ci peuvent exprimer leurs difficultés, leurs hésitations, leurs doutes, leurs tâtonnements, leurs échecs. L’erreur est détectée, elle est exploitée pour une régulation immédiate. D’autre part, le maître E peut solliciter beaucoup les enfants alors que cela est plus difficile dans une classe ordinaire, d’autant plus que les élèves en difficulté prennent très peu d’initiative, confrontés à d’autres plus " envahissants ". Nous pouvons posé ici la question de l’hétérogénéité des élèves, qui est un facteur important notamment au CP . " Notre étude longitudinale montre que de fortes régularités développementales sont accompagnées d’importants décalages temporels. De nombreux élèves ne réussissent certaines tâches de lecture que trois ou six mois après leurs camarades du même âge. Ces élèves les moins précoces ne sont pas pour autant des " mauvais " lecteurs et ils ne devraient pas le devenir si les enseignants parvenaient à ajuster leurs interventions au développement des compétences de chacun . [...] La conquête de l’écrit entre 5 et 8 ans requiert une vigilance extrême aux différences interindividuelles ".

Je voudrais également parler, dans ce bilan, du travail sur l’écoute. J’avais fait pratiquer, lorsque j’enseignais l’anglais, cette activité aux élèves de CM 2 et je m’étais rendu compte que cela développait attention et concentration dans leur comportement scolaire en général. " Dans la perception, l’état de préparation est très important et il conditionne en partie les modalités d’écoute (passive / active, globale / analytique) ainsi que la relation à ce qui est perçu. Cet état de préparation peut avoir plusieurs composantes parmi lesquelles l’attention et la motivation ". L’attention est très importante car pour une même série de stimulis, on peut se montrer capable de performances très variées selon notre degré de vigilance. La motivation, c’est le degré d’appétence à l’égard de ce qui est perçu : plus ce que l’on entend intéresse, intrigue, surprend, émeut, plus on l’écoute avec concentration. On peut même dire que toute motivation positive facilite les réponses perceptives, toute motivation négative les inhibe ou conduit à l’évitement. Je pense que lorsque l’on travaille sur l’oral, pendant l’entraînement phonologique par exemple, il est absolument primordial de tenir compte de cet " état de préparation ".

Le dernier point que je voudrais aborder est la relation langue orale / langue écrite. " Le langage écrit, c’est le langage sans l’intonation, sans l’expression, d’une manière générale sans tout son aspect sonore. C’est un langage dans la pensée, dans la représentation, mais privé du trait le plus essentiel du langage oral : le son matériel. Cet élément modifie complètement à lui seul l’ensemble des conditions psychiques qui s’étaient crées pour le langage oral…L’enfant se trouve maintenant devant un problème nouveau il doit faire abstraction de l’aspect sensible du langage lui-même, il doit passer au langage abstrait, au langage qui utilise non les mots mais les représentations des mots ". Je pense que le travail d’écoute d’un " écrit oralisé " peut faciliter le passage à la langue écrite. E FERREIRO souligne le fait que, très souvent à l’école, les relations fondamentales entre parole et écriture sont inversées : on exige de l’apprenti-lecteur qu’il prononce depuis le début comme c’est écrit : " Ce ne sont pas les lettres qui " se prononcent " d’une certaine manière, ce sont les mots qui s’écrivent d’une certaine façon ".