Objectif apprendre. Un dispositif de différenciation au cycle III

Michel Grangeat - Article paru dans le n° 321-322 des Cahiers pédagogiques (1994)
http://www.cahiers-pedagogiques.com

Le mode de fonctionnement qui est présenté ici est celui qui a cours, depuis trois années scolaires, dans l’une des écoles d’application associées au centre IUFM de Chambéry. Ses neuf classes accueillent, à la fois, des enfants de familles favorisées, venus de quartiers anciens en cours de rénovation, et, d'autres, en plus grand nombre, issus de quartiers populaires construits au début du siècle. Le projet de l'équipe éducative consiste essentiellement à faire cohabiter harmonieusement plusieurs cultures, à permettre aux enfants de s'enrichir grâce aux différences, et, à fournir à chacun, quel que soit son niveau de développement, les moyens d'apprendre et de réussir à l'école.

Dans ce but, les enseignants du cycle des approfondissements ont mis en place un fonctionnement fondé sur l'élucidation de leurs objectifs, sur l'harmonisation de leurs progressions disciplinaires et sur la pratique d'une pédagogie différenciée. Ce fonctionnement est concrétisé par la publication régulière des objectifs notionnels et par la pratique de groupes de besoin regroupant les élèves de quatre classes.

Un fonctionnement de cycle fondé sur la publication d'objectifs opérationalisés.

En début de chaque année scolaire, les progressions disciplinaires de chacun des enseignants sont confrontées et harmonisées, de manière à aborder simultanément, quand elles sont communes aux trois années du cycle, les notions essentielles, noyaux durs du programme dont l'appropriation déterminera la compréhension de pans entiers de connaissances. C'est ainsi, par exemple, que les activités scientifiques, qui font l'objet d'échanges de services, sont planifiées ou que des thèmes de travail communs sont fixés pour les activités de maîtrise de la langue. Un calendrier fixant ces différents moments détermine une référence partagée par tous.

Le rythme de ce fonctionnement est celui de la période qui dure en moyenne sept semaines et qui court de vacances à vacances. Chaque période est découpée en trois parties : la première pendant laquelle le travail se déroule en groupes classes hétérogènes, la seconde durant laquelle les élèves sont répartis en groupes de besoin et la dernière consacrée aux évaluations.

Quand débute la période, la structure de la classe peut être qualifiée de traditionnelle, chaque enseignant retrouvant les mêmes élèves, ses élèves, pour toutes les activités autres que scientifiques. Cette phase d'acquisitions notionnelles mobilise, cependant, les démarches de projet, les références à des pratiques sociales identifiées, les moments de différenciation immédiate, ou la réflexion méthodologique.

Entre la troisième et la cinquième semaine de la période, selon l'âge des enfants, les objectifs opérationnels, formulés en terme de tâches à réaliser, sont communiqués aux élèves. Ces listes d'objectifs sont commentées collectivement et chaque élève indique, par un système de cases à cocher, la manière dont il pense dominer chaque objectif fixé. Ce moment est très important, pour l'élève amené à porter un regard sur un savoir objectivé, mais, également, pour l'enseignant qui peut, dès lors, s'appuyer sur la conscience que l'élève a de ses propres compétences pour lui fournir les aides nécessaires. Cette liste est alors communiquée officiellement aux parents des élèves.

CM 2 * MATHÉMATIQUES * NUMÉRATION

Ce que je dois être capable de faire à la fin du mois d'octobre :

Je sais écrire sous la dictée :

oui

un peu

non

Les nombres de neuf chiffres.

     

Les décimaux qui ont deux chiffres après la virgule.

     

Je sais décomposer :

     

Un nombre entier [ 40 506 = (4 x 10 000) + (5 x 100) + (6 x 1) ]

     

Un nombre décimal : [ 40,56 = (4 x 10) + (5 x 0,1) + (6 x 0,01) ]

     

Je sais ranger dans l'ordre croissant :

     

Cinq nombre entiers.

     

Cinq nombres décimaux.

     

Exemple de grille d'objectifs.

Après ces deux phases, s'organise la répartition en groupes de besoin dont les thèmes ont été fixés en conseil de cycle par les enseignants. Au fur et à mesure de son avancée dans le cycle, l'élève est amené à choisir lui-même le groupe qui lui convient pour une période donnée. Les élèves qui ont besoin, non pas d'un soutien, mais d'un approfondissement sont regroupés sous l'égide d'un seul enseignant ; les autres bénéficient alors d'effectifs un peu allégés. Pendant deux semaines par période, sept à huit matinées sont ainsi consacrées au travail en classes éclatées pour une séance de français et une de mathématiques, durant quarante minutes chacune.

Suite à ces groupes de besoin ont lieu les évaluations portant sur des thèmes pour lesquels l'enfant commence à posséder un certain recul du fait du travail antérieur et des réflexions qu'il a été amené à conduire. Les consignes des exercices d'évaluation, qui portent, naturellement, sur les objectifs communiqués aux élèves, sont exprimées dans les mêmes termes que ces derniers, ceci afin de faciliter le rapprochement entre ce qui est évalué et ce qui a été appris.

Après les évaluations, l'enfant colorie les cases en regard de chaque objectif, soit en vert, si la réussite à l'exercice correspondant a été totale, soit en orange, si celle-ci n'a été que partielle, soit, enfin, en rouge, en cas d'échec. Un entretien individuel, appuyé sur cette "photographie tricolore" permet de faire le point sur l'état des connaissances de chacun, sur ses méthodes de travail et sur son comportement en classe. La période suivante tentera de remédier aux difficultés persistantes.

Un dispositif bénéfique, à plusieurs égards ...

Bien que l'équipe enseignante ait été modifiée plusieurs fois, ce mode de fonctionnement perdure ce qui permet de penser qu'il est pertinent. Il est intéressant, par contre, de s'interroger sur la portée de la publication des objectifs de chaque période. Les recherches que nous avons pu mener montrent que cette communication des objectifs aux élèves favorise leur réussite et cela de plusieurs manières :

- elle stimule l'automotivation. Concrétiser l'écart entre ce qui est attendu par l'enseignant et sa propre performance par un codage facilement lisible incite l'élève à l'action. Cette aide fonctionne bien avec les élèves obtenant certaines réussites ; elle est également profitable aux élèves en difficultés dans la mesure où la médiation de la grille d'objectifs peut contribuer à diminuer la part affective et irrationnelle qui régit, souvent, les rapports entre eux et l'enseignant.

- elle aide à donner du sens à l'enseignement dans la mesure où elle fournit des informations pertinentes sur la tâche à réaliser. Cet appui est bénéfique aux élèves en difficultés, qui ne savent pas, seuls, décoder la situation éducative afin de repérer les points sur lesquels doivent porter leurs efforts. Les parents des élèves apprécient également ce dispositif, apparemment pour la même raison : ils se représentent beaucoup mieux les attentes des enseignants.

- elle permet d'attester les réussites et d'identifier les lacunes, dans des domaines cognitifs circonscrits. Ainsi se constitue le substrat indispensable à une réelle différenciation de la pédagogie. Dans ce sens, la communication des objectifs, telle qu'elle est conçue ici, est très profitable aux élèves fréquemment en difficultés. Ces élèves sont, de plus, très favorables aux groupes de besoin où ils trouvent que l’on respecte mieux leur rythme de travail, mais aussi, où ils osent poser des questions qui, à leurs yeux, les déconsidéreraient, vis à vis de leurs camarades plus débrouillés et, enfin, où ils reprennent les notions difficiles sous un autre angle et avec un autre adulte que leur enseignant habituel.

Cette importance des groupes de besoin permet, aux élèves en difficultés, de ne jamais recommencer une année complétement "à l’identique" ; de plus, ceux qui sont les plus lents, qui "se réveillent" en cours de troisième année, peuvent éviter le "redoublement", grâce à la marge de flottements autorisée par l’organisation en cycle.

Les enseignants apprécient surtout, dans ce dispositif dont ils ont l’entière maîtrise, l’apport du travail d’équipe qui, une fois passée la fastidieuse mise en route, permet de gérer collectivement les situations difficiles et de rendre les pratiques pédagogiques plus efficientes grâce à leur confrontation et à leur harmonisation. En fin de compte, le travail leur semble plus facile, même si la gestion du quotidien des groupes de besoin nécessiterait, vraiment, l’adjonction d’un enseignant supplémentaire afin de réduire profitablement les effectifs pendant cette période.

... mais non sans dérives.

Il y a donc, dans l'entrée par les objectifs, de grands avantages pour la pédagogie. Ils concernent la planification rationnelle des activités, l'effet rétroactif de ce mode de fonctionnement qui se conforte lui-même une fois lancé, ou, encore, l'ouverture d'un champ de réalisations concrètes favorable à la concertation entre enseignants. Ces avantages contrebalancent les inconvénients réels de cette démarche. L'écueil le plus important, est celui de la parcellisation des savoirs. Afin de l'éviter, il convient de permettre à l'élève de prendre du recul par rapport à ce savoir afin de réfléchir à ce qui est appris et à la manière de réussir. C'est, d'ailleurs, ce que font intuitivement les élèves qui réussissent et, c'est pourquoi, cette réflexion est à instituer, pour tous, grâce à la pratique d'activités mettant en jeu la métacognition.

Michel GRANGEAT
Chambéry, mai 1993